Par Abner Septembre, ancien Ministre de l'environnement
A l'approche du 221e anniversaire de la Bataille de Vertières, nous savons que le pays est bouleversé par une crise globale qui perdure et peine malheureusement à trouver une réponse pratique qui ferme définitivement les portes de la dérive. Cette réponse existe bien sûr, mais est en fait à construire sur front de rupture, évidemment selon la pédagogie progressiste retenue : de façon musclée (à court terme) ou de façon douce (à moyen et long terme). Ce qui signifie qu’à côté des préoccupations journalières qui doivent mobiliser l’attention, il est crucial de penser surtout à des réponses profondes qui attaquent le mal à la racine, et de construire un nouveau cadre référentiel axé sur le souci du commun et de l’autre. Ce qui nous placerait dans la logique d’une société alternative, divorcée d’avec l’ambivalence extensive et stérile que l’on connaît. C’est donc dans ce second sens qu’il faut caser la pertinence de cette réflexion.
1. La notion de bien commun
Dès son arrivée sur cette terre, chacun a trouvé des choses qui l’ont précédé et qu’il utilise d’une façon ou d’une autre. Certaines d’entre elles peuvent être privatisées et d’autres sont plutôt des biens communs. Encore désignés, selon les auteurs, comme biens collectifs ou biens publics, les biens communs font référence à tout ce qu’on a en partage qui, selon François Flahault [in Écologies sociales : le souci du commun ; p.41] renvoie à ces deux critères : « non-rivalité » (la quantité de bien disponible n’est pas diminuée par le fait que d’autres en bénéficient) et « non-exclusion » (l’accès à un tel bien est libre).
2. Responsabilité individuelle et collective
Peu importe le statut de cet héritage, chacun a en retour la responsabilité de maintenir cette chaîne qui s’impose à lui comme une tradition. Il s’en acquittera de façon individuelle et aussi en collectivité, en réalisant des ouvrages qui racontent son époque, notre histoire commune, même si on ne saurait prévoir quel usage les générations futures en feront pour leur propre besoin, bien-être ou fierté. Notre devoir est en outre de préserver les traces des anciens pour protéger l’essence de notre origine, nos racines, notre mémoire collective. Quelqu’un qui rate ou passe à côté de cette mission est un sous-homme, un parasite qui ne mérite pas l’estime de la société. Comme l’a dit Edgar La Selve, « Pour mériter l’estime, il n’est pas indispensable d’avoir fait de grandes choses ; il suffit de les avoir tentées ».
3. Un grand héritage en Haïti
En Haïti, nous savons que la première génération postindépendance a construit tout un système de fortifications et des palais, un grand patrimoine matériel qu’elle nous a légué, mais que nous n’avons pas su malheureusement ni préserver ni valoriser à juste titre, tout comme l’héritage des premiers habitants : Arawak et Tainos. Ailleurs, comme à Chinken Itza (Mexique), par exemple, ce patrimoine draine chaque jour des milliers de visiteurs venant de par le monde pour découvrir, observer et apprécier, rapportant du coup beaucoup de devises profitant d’une façon ou d’une autre à différentes couches de la population, grâce aux différents types de consommation à l’œuvre. Nous ne voyons notre citadelle Henri, reconnue aussi par l’UNESCO comme l’une des merveilles du monde, bénéficier d’une valorisation. Nous pourrions témoigner aussi de l’importance de notre riche héritage immatériel, en Haïti, d’ordre historique, culturel, linguistique, architectural, culinaire, médicinal, etc., un atout majeur qui là aussi n’est pas suffisamment mis en valeur, à cause du manque de supports d’être-ensemble et de politique d’éducation et de loisirs enracinés.
4. Héritage et ruralité à Vallue en particulier
Nous avons trouvé des ruines à Vallue (cimetières et installations caféières), témoins de la présence humaine depuis la première moitié du 18e siècle et des activités qui s’y pratiquaient. En l’absence d’autres traces visibles actuellement, seules des fouilles archéologiques et la datation C14 nous diront s’il y avait des présences humaines antérieures. Nous avons aussi trouvé des arbres forestiers géants et des arbres fruitiers qui rapportent aujourd’hui aux habitants, œuvre de la nature ou plantation faite par les anciens comme à Bois-Jeancy ou à Château, où il existe par exemple un terreau respectivement de manguier corne et de manguier « pa tout dyol » de grande qualité.
5. Un défi transversal
L’un des grands problèmes de la société haïtienne actuelle est la désertification, au double sens large de la dégradation accrue de l’environnement et conséquemment de la fuite de la population cherchant à tort ou à raison des endroits plus cléments pour vivre. Plusieurs facteurs d’ordre social, économique, politique, culturel, climatique et autres expliquent ce constat.
Dans notre environnement si précaire, dans tous les sens, nous pensons bâtir notre empire sans faire attention à la fondation, avec le risque que la moindre turbulence le balaie comme un château de cartes. Par ce mental puéril qui gagne différentes couches de la société, observable à travers différentes exutoires comme la politique, la spéculation, le hasard, le fétichisme, l’interpellation et autres, nous faisons alors plus de tort à nous-mêmes et au pays. Le chaos qui s’installe, faisant aujourd’hui de Haïti une société en panne, un État “restavèk” et désespéré, gangréné par la corruption, l’insécurité et les violences, ne peut provenir que de ce mindset à déconstruire et à refaire. Ce qui prendra évidemment un peu de temps, que nous pourrons toutefois raccourcir si nous prenons le taureau par les cornes, si nous ciblons la bonne entrée (les enfants et les jeunes) et surtout si nous utilisons la bonne pédagogie.
Aujourd’hui, il est temps d’arrêter d’intellectualiser la crise pour activer la lutte (acta non verba). Il faut apprendre à fermer les portes de la dérive, ce grand marché d’offre et de demande contre-productif. Il est venu le temps d’agir autrement sur tous les fronts. Les premiers et vrais ennemis à combattre sont chez nous et sont aussi en nous, à vouloir vivre davantage dans le paraître que tel que l’on est vraiment. Nous sommes l’un des rares peuples à vouloir trahir son pays et livrer son prochain pour si peu, malgré cet interdit de La Dessalinienne : « Dans nos rangs, point de traîtres ». Nous devons nous dépouiller de ce personnage horrible pour faire ce que nous commande le devoir patriotique, ce même au péril de notre propre vie, à moins de choisir de continuer à vivre à genoux.
Conclusion
Nous devons, nous aussi, laisser nos empreintes positives et atemporelles, pour que les générations futures se rendent à leur tour compte de ce que nous avons fait de ou durant notre temps. Alors, comment rendre notre passage impactant et digne de traverser le temps ? Comment mériter de nos ancêtres et de notre histoire ?
Chaque période a ses propres défis et les défis de chaque époque en font la cause à défendre, le combat à livrer. Il est tout aussi bon de penser que derrière chaque défi, il y a toujours une ou des opportunités. Selon la pédagogie adoptée, le verre sera soit à moitié plein, soit à moitié vide. Il y a plusieurs exutoires possibles et valorisantes, tout en sachant que le pouvoir ascensionnel et exponentiel des petites choses, dérivé de la massification, de l’intelligence et du temps (même si aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années), peut les transformer en une force magique, contagieuse et révolutionnaire redoutable, qui fait toute la différence.
C’est à cette noble cause et raison d’exister que la Sosyete Lakou Dessalines (SLD) vous conjure. D’où son énoncé de mission : « Bâtir des Lakou et en faire par le réseautage intelligent le socle invincible du rêve dessalinien d’une société alternative, garante d’une vie meilleure pour chacun ». Il s’agit à terme de ramener de la vie dans les communautés, de créer des espaces de paroles, d’aménager des forteresses vertes, de reconquérir un degré d’autonomie créatrice et d’accroître nos propres capacités de production de richesses. Dans ce voyage qui s’annonce long et difficile, le premier pas qui compte est de croire que c’est possible et de décider de le faire par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Faisons ce cadeau à nos vaillant (es) Héros et Héroïnes de Vertières.
Abner Septembre,
Sosyete Lakou Dessalines
15 Novembre 2024
Comentarios